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HOMMES DU LABICI B (LES)

Réalisation : François CHILOWICZ
Production : AGAT FILMS & Cie, YENTA Production

78 mn, 2003

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Le LABICI B est un cargo battant pavillon de complaisance, aux ordres d’un armateur peu scrupuleux. Son équipage est composé de onze hommes représentant sept nationalités. Faisant route vers Béjaïa, en Algérie, pour livrer une cargaison de sucre, les hommes du LABICI B ne savent pas encore que leur navire va être saisi par des créanciers européens et l’armateur préférera disparaître plutôt que de payer ses dettes, abandonnant son équipage sans salaires, sans nourriture, ni billet de retour !

LE CONTEXTE DU FILM

Si le LABICI B était en perdition au large, les secours terrestres se mobiliseraient. Mais dans le port de Béjaïa, il n’y a personne pour sauver l’équipage.
Après 6 mois d’une attente aussi incertaine qu’humiliante, les Hommes du LABICI B s’inclinent devant l’évidence : le marin est insignifiant aux yeux du monde…

Les gens de mer sillonnent les mers pour transporter tout ce dont nous avons besoin, qu’il s’agisse de bananes, pétrole, gaz et matériaux de construction ou des étoffes, des céréales et de la viande congelée. Mais c’est aussi une main-d’œuvre invisible. Les marins naviguent de moins en moins sous le pavillon de leur pays. La pratique des pavillons de complaisance permet à un armateur d’immatriculer son navire dans un pays où les taxes sont voisines de zéro, où les lois sociales et la réglementation sur la sécurité sont très “souples”, complaisantes par définition. Cette pratique a envahi et pollué la plus grande partie des flottes marchandes. Les pays d’origine des équipages sont impuissants à les protéger car les règles appliquées à bord sont celles du pays d’immatriculation.
Or, dans le même temps où elle ratifie les conventions de l’Organisation mondiale du travail sur les conditions minimales de travail, la France s’apprête à créer un pavillon de complaisance “national” : le Registre international français (RIF) qui, au prétexte de relancer sa marine marchande, participe à une gestion mondiale de la main d’œuvre particulièrement régressive.

Au-delà du contexte, ce sont des réflexions sur l’état de marin que nous propose le film.

CE QU’EN DIT LE RÉALISATEUR

L’embarquement d’un marin sur un navire, relève du sentiment de l’abandon. Une fois les amarres larguées, il fait cause commune et solidaire avec la destinée du bateau, de sa cargaison et de son équipage. On ne sait jamais ce qui est au bout du voyage. Il y a les bons et les mauvais bateaux, les bonnes et les mauvaises mers, la chance et la malchance… Toutefois le navire se pose comme un monde petit et maîtrisable, qui se meut dans l’impression de se suffire à lui-même, avec ses règles tacites et implicites, toujours simples. Il est un cocon qui détache les marins des obligations, des contingences et des compromissions floues de la vie terrienne. C’est ce que Joseph Conrad appelle la “paix de la mer”. Une paix aussi vaste que les océans. Elle procure le sentiment d’une grande sécurité intérieure.

Je savais que la vie en mer façonne l’extérieur d’un homme et marque son âme au sceau d’une certaine adaptation prosaïque aux circonstances - parce qu’un marin n’est pas un aventurier.
Joseph Conrad, in Fortune

Pourquoi Joseph Conrad s’est-il senti obligé d’ajouter (à juste titre en réalité) : parce qu’un marin n’est pas un aventurier ? Pour le comprendre, il faut non seulement passer plus de temps à bord d’un navire, mais surtout connaître l’un de ces moments critiques où la vie de marin sort de ses voies routinières !

La saisie du LABICI B par les autorités portuaires de Béjaïa, c’est cinq mois d’attente, sans salaires et très peu de nourriture, immobilisés dans un port hostile et isolé. C’est long avec beaucoup d’incertitudes. À partir de là, on ne parle plus vraiment de l’image poétique de marins qui s’abandonnent à leur navire, mais plutôt d’une réalité plus cynique, celle de l’abandon du navire par les terriens ! Et là, c’est une autre affaire. Une sorte de trahison.
Le LABICI B est tombé dans un piège. Tout le monde sait qu’en Algérie, les équipages sont saisis avec leurs navires… Les marins devraient tout tenter pour se sortir de là au plus vite… Pourtant, ils vont attendre le cinquième mois avant de solliciter l’intervention de leurs ambassades (hormis le vieux commandant, Paul et la cuisinière).
Pourquoi rester dans une coquille qui prend l’eau et meurt doucement ? Parce que le meilleur canot de sauvetage pour un marin sera toujours le navire.
Revenir à terre et rentrer chez soi, s’il n’y a pas à la clé la perspective d’un nouvel embarquement et le sentiment victorieux d’apporter un salaire durement gagné, c’est un peu comme partir à la dérive. Sur terre, les marins ne se sentent pas grand chose. Démunis. Ils ont la conviction que rien, ni personne ne les attend. La famille espère de l’argent et les armateurs ne sont disponibles que s’ils cherchent à compléter un équipage. Pour toutes ces raisons, un marin ne trouve vraiment sa place que dans le sillage d’un “bateau qui roule”. Et quand le bateau ne “roule” plus, c’est un difficile face à face avec la condition de marin qui s’impose à lui. Quelque chose qui peu à peu semble plus éprouvant à affronter qu’une tempête. Certes, la mort n’est pas au rendez-vous, mais c’est le sens même de leur vie qui est remis en question. Vaut-il mieux côtoyer la mort ou douter de la vie ?
Une périlleuse aventure intérieure s’annonce.
Or, l’aventure, c’est ce que les marins détestent plus que tout. S’engager dans la marine marchande, avec ses règles et ses vicissitudes, c’est se protéger de soi-même et non pas s’exposer à soi-même : parce qu’un marin n’est pas un aventurier.

Aussi, ce n’est pas un hasard si Junior, le commandant par intérim, s’effondre en larmes à la fin du mois de septembre, quand il prend la mesure du temps perdu à Bejaïa. Ce n’est pas tant la valeur de ces 5 mois — après tout n’importe quel prisonnier politique aurait davantage à dire sur la question — que la mesure du désintérêt des terriens pour la destinée de l’équipage.
Alors, à quoi bon témoigner d’une « certaine adaptation prosaïque aux circonstances » et affirmer avec fierté son appartenance à la corporation des marins ? Cela ne rapporte pas d’argent et ne fournit aucun billet de retour…
Junior tire ses propres conclusions de l’expérience : le marin n’est rien, ou du moins si peu de choses pour les terriens — c’est à dire pour la vraie vie —.
Cinq mois durant, dans le port de Béjaïa, il a passé des journées entières à attendre les appels téléphoniques d’armateurs européens qui ne venaient pas. Il a connu la peur panique de composer leurs numéros pour leur demander du travail. Il a espéré que le bateau serait racheté et son équipage avec lui. Mais rien n’est venu. Il a vu ses marins trembler de rentrer chez eux sans argent ni travail. Certains ont même préféré rester à bord pour quelques semaines de plus, histoire de ne pas faire face à la réalité…
On s’imagine les marins forts et courageux. Et c’est vrai qu’ils le sont. Mais la vie terrienne, et surtout le monde du business les effraie. Quand Junior parle avec l’armateur par téléphone, il s’incline avec la plus grande déférence, même s’il sait que son interlocuteur le traite avec désinvolture et cynisme. Et quand il raccroche, il déverse son lot d’insultes sur le combiné de téléphone. Que des choses qu’il ne dira jamais à la face de l’armateur ! Le marin n’est rien. Ce n’est plus de l’humilité, mais de l’humiliation. Une pyramide hiérarchique implacable que l’on retrouve également à bord du navire.
Abandonner le navire, puisque plus personne à terre n’y porte le moindre intérêt, serait la décision la plus judicieuse, vu de l’extérieur. Toutefois, ce serait abdiquer et perdre définitivement leurs salaires impayés. Et il n’y a pas que l’argent…
Si le navire représente si peu, pourquoi ont-ils travaillé si dur durant tant d’années à son bord (12 années de service pour Junior) ? Cela signifierait qu’ils ne représentent pas grand chose dans le business maritime… Autrement dit, qu’un équipage, ça s’abandonne aussi facilement qu’un bateau.
Alors Junior pleure, pas tant sur lui-même dit-il (parce qu’il se croit fort — encore une illusion ?), mais sur ses marins… Personnellement, il a fait le tour de la question. Sa femme ne l’attend plus depuis bien longtemps, il ne se connaît pas d’amis à terre, aucun armateur ne l’appelle et le bateau pour lequel il se bat depuis des années va pourrir comme un vulgaire tas de rouille. Tant de sacrifices et rien au bout. Le marin n’est rien, ce sont les mots qui déclenchent les émotions de Junior.

En mer, voyez-vous, il n’y a pas de public. Nul écho de votre insignifiance ne vient vous y torturer, là où la grande voix des éléments mugit son défi sous le ciel, à moins que leur silence ne semble participer du silence infini de l’univers.

Joseph Conrad est dans le vrai.
Le mot insignifiance est terriblement bien choisi. Sauf que cette fois-ci, les marins ne sont pas en mer et qu’il y a un public à bord : la caméra. Elle enregistre leurs états d’âme au jour le jour et rompt le “silence infini de l’univers”… Par sa présence, la caméra contraint les marins à s’interroger d’avantage sur eux-mêmes et à exprimer leurs contradictions. Elle renvoie un écho au sentiment de “l’insignifiance”…

L’objet de ce documentaire ne porte pas spécifiquement sur les pavillons de complaisance, sur une crise sociale, sur l’économie de la marine marchande ou sur une des conséquences de la mondialisation du commerce.
C’est un film sur les marins. L’état de marin, entre mythes et réalités.
Une histoire qui oppose le rêve au cynisme.
Bien sûr, derrière l’opposition cynisme/rêve, se profile le contexte socio-économique déplorable de la marine marchande. Mais avant toute chose nous nous intéressons aux hommes du bord. Et spécifiquement à ceux du LABICI B, entre avril et septembre 2001, de Calais à Béjaïa. Six mois d’une expérience difficile et critique, qui les contraignent à s’interroger sur le pourquoi et le comment du métier de marin, devant témoin.

François CHILOWICZ

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : François CHILOWICZ
Son : Vincent ISRAËL-ALEXANDRE, Alastair KENNEIL
Montage : Bernard SASIA
Montage son : Barbara CHIARAZZO
Mixage : Thierry DELOR
Musique originale : Frank II LOUISE
Regards : Anne BETTENFELD
Correspondante en Algérie : Flora BOUMIA
Adaptation française : Isabelle AUDINOT
Chargée de production : Béatrice CAULA
Une coproduction : ARTE France, Agat Films & Cie, YENTA Production, Images Plus, Les Films Grain de Sable
Avec la participation du Centre National de la Cinématographie
Avec le soutien de la PROCIREP – Société des Producteurs

PRIX ET FESTIVALS

Prix des Bibliothèques, Festival du Cinéma du Réel, Paris, 2003
Sélection aux États Généraux du Documentaire, Lussas, 2003
Prix du Festival Traces de vie, Vic-Le-Comte, 2003
Sélection au Festival de Bilbao, Bilbao, 2003
Sélection au Festival International des Droits de l’Homme, 2004
Prix du documentaire au Festival L’ImagiMer, Saint-Cast, 2005

POUR PROLONGER LE FILM

Les pavillons de complaisance sur le site d’ATTAC France
Trafics en mer, marins en galère ! sur le site d’OXFAM

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